Il fait froid. J'ai froid. Il y a du monde. Plein de filles, quelques garçons. Ils n'ont pas froid, eux. Je détonne entre eux tous ; ils portent de petits pulls en cotons ou de simples Tshirts. Moi, ce matin, j'ai passé deux pulls par-dessus mon Tshirt, avec un long manteau d'hiver. Et puis, il y a ce bonnet sur ma tête...
J'ai tout le temps froid. Je suis tout le temps fatiguée.
Il y a des rêves qu'on ne pense pas pouvoir réaliser un jour. J'avais perdu mes rêves. J'avais perdu tout espoir. Il n'y avait que leur musique pour raviver une petite flamme dans mes yeux, pour faire de nouveau étinceler un morceau de force dans mon coeur, et me redonner un peu la rage au ventre. Il y a de ces rêves qui sont à tout jamais impossible - du moins, à notre esprit - et être là, au milieu de la foule, me semblait impossible il y a encore quelques mois. Encore quelques semaines.
Je ne suis pas sortie pendant plusieurs jours, pour avoir la force d'être là. Pas la force mentale, mais celle physique. Celle qui me permet de ne pas chanceler au moindre mouvement de foule, de basculer à la moindre bousculade.
Je regarde les gens. Certains me dévisagent. Je ne leur en tiens pas rigueur. Mon propre visage me fascine et me fait peur. J'ai une peau pâle, blanche, limite diaphane ; de grands yeux sombres, très grands, très sombres, creusés, très creusés. Je ne peux m'empêcher de marquer un temps d'arrêt devant chaque miroir, chaque vitrine. Je passe ma main sur mon crâne : la sensation rêche de la laine sous mes doigts. Sous ce bonnet, il y a un simple duvet. Mes cheveux tombés pendant le traitement n'ont pas encore repoussé. Ils étaient longs, très bruns et organisés en boucles folles. J'aimais à tirer dessus, ils rebondissaient comme des ressorts. J'aurais aimé les porter sur mes épaules, le jour où j'allais les voir. Même si je sais bien qu'eux ne m'auraient pas vu, dans n'importe quel cas. J'aurais aimé être présentable, pour eux.
J'attends depuis des heures. Je ne les compte plus. Je pense à tout à l'heure. A ce soir. Et ça me fait sourire.
On me regarde avec pitié et condescendance. C'est vrai, pourquoi me regarderaient-ils autrement ? Une barge, habillée au mois d'avril comme en plein hiver, un bonnet planté sur la tête, une peau blanche et des yeux... Des yeux qui font peur, ou qui font rire nerveusement. Une malade, ou une folle. Peut-être les deux. Parce que je suis ça, au yeux des gens. Une folle, une malade. Une bête curieuse, un animal traqué. Mais leurs sourires compatissants qui me donnent tellement envie de vomir me glissent dessus comme sur les ailes d'un canard. Je ferme les yeux sans clore mes paupières, mes oreilles sans les boucher du doigt, mon esprit sans essayer de m'isoler où que ce soit. Et là, je pense à leur musique ; aux paroles. Tout s'évanouit. La grisaille. Les klaxons et le vrombissement des voitures et des scooters. Les enfants qui jouent dans le parc à côté de cette file d'attente, les chiens qui aboient, les paneaux publicitaires, les mamans qui discutent et rappellent leur progéniture à l'ordre, les hommes d'affaires pressés dans leur costard gris. Le monde, les gens.
Mon portable vibre dans ma poche. Certainement ma mère, pour s'enquérir de ma santé, mon état, ma situation ; savoir si je vais bien, si je tiens le choc. Je coupe le téléphone à travers le tissus. Elle n'insistera pas, et comprendra. Au mieux, elle laissera un message.
Je me retourne et me hisse sur la pointe des pieds. La queue serpente encore loin. Je suis placée à l'avant. Et puis tout s'ébranle. On avance. On me fouille. Je sens les longs doigts de la jeune femme sur mes cotes. Je me contrôle pour ne pas hurler, je n'aime pas qu'on me touche.
Certaines filles courent pour arriver plus près de la scène. Je marche doucement, il y a encore un espace entre deux personnes, contre la barrière. Je m'y faufile et agrippe mes mains au métal. Il y a déja des cris dans la salle.
Tout le monde se serre, on essaie de me déloger. Mais je tiens bon. Je tiendrai bon.
Il doit faire chaud, dans la salle. Tout le monde ouvre son gilet, s'évente, prend une couleur écarlate. Si ils sont dans cet état maintenant, comment seront-ils durant le concert ? J'observe les gens, comme eux m'observent. Ils ne se privent pas de me détailler, pourquoi moi je devrais les ignorer ? A regarder la foule grandissante, me poser des questions sur la population qui m'entoure, le temps passe vite.
Des ombres défilent sur scène. La salle explose en cris en tous genres. Mais ce ne sont pas eux.
Et puis... Quelques accords. De la guitare, de la basse. Une batterie sur laquelle on frappe. Et puis sa voix.
Les gens hurlant tout autour de moi s'évanouissent. Il n'y a plus qu'eux quatre, sur scène.
Je ris, je pleure, je chante. Je ne crie pas, du moins, je ne crois pas. Je suis dans un état second. Déjà, c'est la fin. Bouteilles et serviettes-éponges valsent dans la pièce. Je me retourne, par curiosité. Quelques filles s'entretuent pour un morceau de plastique. Une dernière chanson, une dernière larme qui roule sur ma joue.
Je sors, lentement, calmement. Je ne me sens pas vidée de toutes mes forces, comme cela aurait du se passer, mais comme si j'avais fait le plein d'énergie.
Je regarde ma montre. Encore deux heures avant qu'on vienne me chercher.
Je tourne autour de la salle de concert, et puis trouve un petit groupe qui attend, là. La sortie des artistes.
Comme lors du concert, j'aggripe la barrière de mes doigts. Et attends.
Ils sortent. Comme les autres, je tends ma main. Ils n'ont pas l'air pressé, les vigiles ont l'air sympa. Enfin... Sympas pour des vigiles... J'attrape mon billet dans mon sac en bandoulière. Chacun y écrit son nom au feutre noir. Je bafouille dans un anglais hésitant.
"-Thank you for all... You make me dream. Your music helps me."
J'ai droit à des sourires, une carresse sur la joue, une bise, une pression de main sur mon épaule et ma main, et puis d'être prise dans des bras.
J'ouvre mon poing. J'y découvre un médiator bleu nuit.
Et ils passent leur chemin, remercient d'autres fans.
Les ci-nommées fans me lancent des regards méprisants. Ce soir, j'étais la privilégiée. Mais, ils ont eu pitié, semblent-elles penser.
L'espace d'un instant, j'étais au-dessus des autres. Leurs attentions combinées au fait d'être élevé par dessus le monde par un rêve réalisé.
Ils étaient mon rêve. Ils ont rejoint ma réalité.
Je suis vite revenue à l'anonymat d'une fille comme les autres. A l'anonymat terriblement connu que celui d'être l'une de leurs fans.
Leurs fans. A eux. Tokio Hotel.
Alors ? Verdict ?
*tremble*