[T] Ich suche nach meinem Regenbogen

Je ne retiens que quelques phrases par-ci par-là. La troisième lettre est très longue, la quatrième beaucoup plus courte. Alina les a écrites lorsque nous étions encore en tournée – l’ultime tournée. "　Tu me manques, Tom, j’espère que tout va bien.　", "　Prends bien soin de toi　", "　Je m’en veux. Tu pourras dire ce que tu veux, je m’en voudrai toute ma vie de t’avoir imposé ce choix. J’ai peur que ça tourne mal, Tom. Promets moi de faire tout ce qu’il faut. Je t’aime　", "　Je t’ai vu sur des vidéos amateurs. J’ai hâte de te revoir pour te dire combien je suis fière de toi. Je t’aime, Tom　". Il y a surtout un passage, ce court passage, qui me reste en tête malgré tous les efforts que je fais pour ne pas y penser　; parce qu’il fait d’elle une fille bien. "　Prends soin de toi, et prends soin de ton frère. Je sais que tu n’es rien sans lui, comme il n’est rien sans toi. Un jour, peut-être qu’il me laissera lui expliquer que je ne lui en veux pas, et que je me hais plus moi-même qu’il ne le fait. Ou peut-être qu’il comprendra tout seul. C’est un homme intelligent. C’est pour ça qu’il déteste tout en moi. Je le comprends. Et je sais qu’il ne me pardonnera jamais, mais je sais que toi, oui. Tom, ton frère t’aime plus que tout au monde, et peut-être même plus que moi. Il te pardonnera. Pense à toi, Tom, et ne t’en fais pas. Quoi qu’il arrive, vous ne vous perdrez jamais.　"

Lire ces lettres m’a demandé un effort considérable, mais je me sens libéré. Je crois que je cherchais à justifier mes sentiments un peu atténués envers elle. Maintenant, je me sens bizarre, mais soulagé, sans doute. Je me comprends un peu mieux, et j’ai même l’impression d’être fier de moi. Je vais me coucher.

*

Un appel de mon répondeur me réveille vers 14 heures. Trois nouveaux messages.

"　Allo Bill　? C’est Andreas. Nan bah c’était juste pour prendre des nouvelles, comme ça… Je rappellerai plus tard.　" Effacé.

"　Allo Bill　? Hum ouais c’est Georg. Tu dois être en train de dormir. Bon ben à plus alors.　" Effacé.

"　Ouais Bill c’est Gustav. Bip moi quand t’as le message, je te rappellerai.　" Effacé.

Okay, deux secondes. Les trois mecs m’ont appelé à cinq minutes d’intervalle. Qu’est-ce qui se passe　?

Au hasard, j’appelle Georg. J’espère que je ne vais pas beaucoup avoir à parler, parce que j’ai la bouche toute pâteuse et une voix certainement assez approximative.

- Bill　?

- Bah oui. Qu’est-ce qu’il y a　?

- Hmm… On peut passer, avec les mecs　? demande-t-il d’un ton légèrement anxieux.

- Heu bah non parce que là je viens de me réveiller. Mais dis moi, qu’est-ce qui se passe　?

- On peut venir dans une heure　? persiste-t-il.

- Heu… ouais. Ouais, ça marche.

- Ok, à tout à l’heure.　"

J’ai donc une heure pour me préparer. Et par "　me préparer　", je veux dire prendre ma douche, m’habiller, me coiffer, mais aussi et surtout faire en sorte d’être prêt à recevoir une nouvelle qui nécessite que mes trois meilleurs amis soient présents au moment où je l’apprends. Pas sûr de pouvoir faire tout ça.

Je passe le palier de ma chambre en prenant au passage un jean, un T-shirt et un caleçon, et rentre dans la salle de bains. Pour optimiser le temps, j’essaie de réfléchir sous la douche. Qu’est-ce qui pourrait bien être si important et surtout pourquoi est-ce qu’ils sont tous les trois au courant avant moi　? Ca ne me plaît pas. Et ca ne me plait pas plus devant ma cannette de coca. Je ne comprends pas, je n’arrive pas à comprendre. Plus que dix petites minutes. Enfin, officiellement. En fait, je dirais plutôt une demi heure étant donné la ponctualité légendaire de Georg.

Pourquoi ai-je si envie de prendre ma voiture et de m’enfuir, tout à coup　? Je devrais peut-être garder ça pour plus tard. Une fois que j’aurai enfin découvert ce qui se passe. J’entends les garçons monter les escaliers. Par principe, je les laisse frapper avant d’ouvrir. Je n’ai le droit qu’à un petit sourire d’Andreas et un regard gêné de Georg. Gustav, lui, garde la tête baissée. Ils passent devant moi sans parler et vont s’enfoncer dans les canapés. Andreas et Gustav s’affalent complètement, se tassent sur eux-mêmes. Je me tourne alors vers Georg, assis sur le bras d’un fauteuil　; il semble clair que c’est lui qui va parler.

- Mmh, dit-il, très inutilement.

- Bon, qu’est-ce qu’il y a, là. Vous me faites peur. Je me suis dépêché pour vous alors maintenant faut y aller, les mecs.

- Tu sais, on est en Mai… commence-t-il en relevant la tête, comme pour me faire comprendre quelque chose.

- Jusque là oui, j’étais au courant, c’est pas vraiment la nouvelle du siècle.

- Et hum… Bah…

- Bon quoi　?

- Bah de Août à Mai… y a neuf mois…

Il relève la tête à nouveau et voit sans doute l’éclair de compréhension traverser mon visage. Voilà, je viens de leur prouver en l’espace d’une seconde que non, je n’étais pas prêt. J’ai tellement essayé d’occulter cette grossesse qui me dégoûte que j’avais fini par l’oublier. Par ne plus voir le ventre d’Alina quand elle venait au cimetière – après tout, je ne suis pas sûr que je la voyais encore elle-même. J’ai perdu la notion du temps. J’ai mélangé toutes les émotions que j’ai ressenti dans les vingt premières années de ma vie avec celles des vingt derniers mois, et puis j’ai recouvert mon cœur de ce mélange presque neutre, incolore. C’est facile d’essayer de se raccrocher au bien, de faire comme ci, de ne pas y penser , de vivre au jour le jour. Carpe Diem. Tu parles. Evidemment, il ne me suffisait pas de tout oublier pour que tout disparaisse. Et voilà, neuf mois. Et deux nouveaux jumeaux sur Terre. J’ai tellement envie de les détester.

Il me faut quelques instants pour me constituer une expression neutre, posée comme un masque provisoire sur mon visage que je n’enlèverai que lorsque je serai seul. Gustav et Andreas ont relevé la tête également. Ils attendent quelque chose de moi. Mais quoi　? Qu’est-ce que vous voulez, au juste　? Vous êtes là, comme pour me demander ce que j’en pense, ce que ça me fait. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise　? Est-ce que ça m’aurait moins touché si cela n’avait pas été des jumeaux　? Peut-être. Sûrement. Est-ce que je vais aller les voir　? Certainement pas. Je ne veux pas en entendre parler. Jamais. En tous cas pas maintenant, ni demain. J’en peux plus, laissez-moi. Je ne m’en sors plus. Pourquoi y a-t-il toujours quelque chose qui me ramène en arrière, comme au début　? Comme quand tout a commencé à aller de travers. Tout va de travers. Tom, regarde moi. Regarde ce que je suis, regarde ce qu'il reste de moi. Aide-moi, aime-moi. Je veux tout oublier.

- J’ai besoin d’être seul, s’il vous plait.

- Bill, tu es sûr　? demande Andreas, incertain. On peut rest…

- Oui, je suis sûr, Andreas, réponds-je fermement. Je vous appellerai plus tard. Laissez-moi, s’il vous plait.

Georg se lève le premier. Il connaît bien cet aspect de moi. Cette détermination, cet égoïsme aussi. Il sait que je ne changerai pas d’avis. Il ouvre déjà la porte et Gustav le suit. Andreas me regarde, puis leur emboîte le pas. Ils sortent. Ils me quittent. Je sens mon masque qui commence à se décoller de ma peau, mais je le plaque à nouveau pour une dernière minute.

- Comment ils s’appellent　? crié-je avant qu’ils ne passent la porte.

- Ilian et Ugo. Ugo est né en premier. Ilian est né dix minutes plus tard.

- Merci.

Georg hoche la tête comme pour dire "　pas de quoi　" et fait signe à Andreas de sortir et de fermer la porte. La maison est à peine plus silencieuse que lorsqu’ils étaient là. Et moi, je ne suis pas plus seul. Je crois que je serai toujours seul, en fait. Malgré les tombes de tous les autres morts, malgré les, mots qu’on m’adresse, les lettres qu’on m’écrit. Malgré ces filles devant ma porte qui doivent questionner Gustav ou l’un des autres sur mon état.