Un peu mièvre, un peu pas terrible.
Mais je poste quand même.
Histoire de.
Dans ton ombre
- Qu’est-ce que tu peux bien faire quand la vie te rattrape là où tu ne l’aurais jamais attendue ?
- J’en sais rien. Est-ce qu’elle finit seulement par te rattraper ?
- Toujours.
Le pire, c’est qu’il avait l’air d’en être fermement persuadé, Bill, lorsqu’il m’a dit ça ce soir fatidique. Le pire, c’est que j’avais tellement envie de m’imprégner de ses mots qu’il me semblait que le soleil saignait ses derniers moments sur mes bras.
J’aurais dû lui sourire, lui dire qu’il avait raison, parce qu’après tout le soleil est toujours là et que la vie apparaît entre ses rayons, parce qu’après tout s’enfermer dans la douleur c’est juste tourner le dos obstinément à cette lumière pourtant salvatrice. J’aurais dû lui prendre la main et lui dire merci de vouloir à tout prix me murmurer l’espoir à demi-mot.
J’aurais dû et je n’en ai rien fait.
- Pardon, Bill. Mais je ne le vois pas, ton avenir.
- Et pourtant, tu le sais, tu le sais qu’il est là et qu’il n’attend que ton bon vouloir.
- Il s’enfuit, il s’échappe. Et moi je m’enfonce.
- Vous vous rencontrerez bien un jour.
- Mais un jour, c’est loin, Bill.
- …
- Vas-t’en. Vas-t’en vite.
- …
- Ne reste pas là, il y a des milliers d’âmes qui t’attendent là-bas, vers la vie, il y a Georg qui a toujours un train de retard et Gustav qui a l’air d’avoir avalé un réveil, il y a ton frère et ses doigts posés sur leur guitare et tu le sais, il faut juste que tu y ailles et que tu chantes. Ne reste pas là, ce n’est pas de moi que tu as besoin, c’est du feu des projecteurs, c’est de la musique.
- Mais Lily…
- Allez Bill, pars vite que je t’oublie.
J’aurais dû lui dire de ne pas me laisser. J’aurais dû ravaler mon orgueil et le retenir, lui hurler que la vie qu’il me promettait, je sentais que c’était simplement lui. J’aurais dû l’écrire dans l’atmosphère, et en briser les atomes pour qu’il comprenne que rien n’allait s’il partait.
- Vas-t’en, avant que je ne te haïsse.
Parce que je l’aimais, Bill.
*
La première fois que je l’ai vu, il venait d’avoir ses seize ans et il resplendissait. Egarés dans la foule oppressante, on s’est retrouvé l’un contre l’autre sans le savoir. Il a fallu qu’il pose les yeux sur moi et quelque chose dans mon corps a frémi. C’était lui, une évidence à demi cachée dans la masse sans visage, c’était lui, je n’aurais pas pu le louper.
Je ne me souviens plus de nos paroles exactes. Seules restent celles de ce dernier soir. Pourtant, j’ai encore dans le cœur ses chansons d’espoir, ses mots qui m’intimaient d’ouvrir les yeux, et sa voix qui s’envolait dans les airs un peu trop haut. Lui, que je ne pouvais pas suivre.
J’ai compris bien vite qu’on ne faisait pas partie du même monde. Il avait tellement, tellement, tellement de choses à accomplir, de mondes à parcourir, de merveilles à découvrir. Un chemin magnifique s’étendait à ses pieds alors qu’avec mes dix-sept ans et demi je me croyais déjà mourante. Et pourtant, il s’est entiché de moi pendant que je tombais amoureuse de son talent.
S’il avait su…
Je lui ai dit vas-t’en ce soir-là et il s’est évanoui dans la nuit. Lentement, d’abord, je l’ai regardé s’effacer dans les ténèbres et quand je ne l’ai plus vu, j’ai entendu le dernier écho de ses pas marteler le sol. Puis, trop soudainement, il n’y avait plus personne dans la rue et l’air mordait ma peau. Cruellement.
Il était parti.
Pour la raison que je ne pouvais pas embrasser ses mots et que je le sentais s’éloigner de moi. S’il devait quitter ma vie, je préférais que ce soit de ma main. Il m’aveuglait de ses couleurs, dans mon monde où tout resterait à jamais gris. Il est parti vers cet avenir éclatant et je me suis effondrée au sol. Sans pleurer, parce que ça faisait déjà un bout de temps que je ne savais plus comment faire. En souffrant en silence parce que ce sont les plus beaux maux, ceux qui s’insinuent au plus profond de nos pores et qui ne laissent que les épaves des êtres qu’on était avant, avant ça, avant d’avoir mal et de croire en mourir.
Seulement Bill, avant de me laisser, il m’avait fait un cadeau absolument inestimable. Son espoir de jours meilleurs où je pourrais sourire de nouveau.
Et j’ai bien dû me relever.
*
C’est vrai, il était plus jeune que moi d’un an et quelques mois. Et pourtant, c’était lui qui me guidait, c’était lui le grand frère, sauf que ni lui ni moi n’étions assez innocents pour croire notre relation dénuée d’ambiguïté. Quand mon regard parcourait son visage et qu’il plissait les yeux en souriant, on se sentait heureux d’être l’un avec l’autre, quand il me prenait dans ses bras sous la lune et ses étoiles pour me murmurer d’apprendre à respirer, quand je le suppliais de chanter encore une fois mes noires et mes blanches et qu’il en faisait des arc-en-ciel, ce n’était pas de la fraternité, c’était plus fort et ça m’enivrait.
Pourtant, j’avais mal, mal à en crever de désillusions cachées, de carrefours ratés, d’enfants abandonnés sur le bord de la route, de villes en dérive et d’existences bafouées. Mal à m’en haïr d’avoir oublié l’insouciance, d’avoir oublié que les plus belles énigmes sont celles qui ne résolvent pas.
Alors ce soir-là, je lui ai ordonné de partir, de toute mon âme. Je ne pouvais pas guérir, dans mon esprit c’était impossible, et lui n’avait pas de temps. Il ne fallait pas qu’il s’arrête, c’était bien trop tôt pour qu’il commence à prendre des détours. Je lui ai ordonné de partir et pour moi j’aurais dû faire le contraire, parce que je sais aujourd’hui que la rédemption n’était pas si lointaine. J’aurais dû lui dire de m’attendre, que je n’en avais pas pour longtemps et que bientôt je pourrais l’embrasser sans me sentir coupable.
Je lui ai ordonné de partir et c’étaient des mots d’amour, en vérité.
Quelques semaines plus tard, il avait littéralement décollé. Le nom de son groupe était sur toutes les lèvres, les cœurs battaient comme des fous dans leurs cages thoraciques dès qu’on annonçait leurs chansons, et voilà la vie qui me rattrapait là où je ne l’aurais jamais attendue.
Ce n’était pas juste Bill, non. Ce n’était pas juste la ligne de chant. C’était eux, c’était leur harmonie, leur amitié, c’était une basse, une batterie, une guitare et une voix, c’était quatre personnes sur la même longueur d’onde qui jouaient leur musique comme s’ils le faisaient depuis une éternité, comme s’ils n’avaient que ça.
Et en entendant cette vie s’insuffler en moi, j’ai ri en pleurant pour ressentir toutes les émotions de la terre, j’ai mis un pied devant l’autre pour voir où ça allait me mener, je me suis surprise à espérer le revoir. Il fallait que je lui dise, il fallait qu’il sache à quel point je leur étais reconnaissante.
J’étais bien loin d’être la seule et depuis ce soir-là, je ne l’ai plus jamais revu. On se les arrachait, tout le monde les désirait, je n’étais plus Lily mais une fille perdue dans la masse de leurs fans.
Ça fait un an, maintenant. Un an qu’il manque à ma vie.
*
Comme tous les soirs, je suis revenue dans cette rue où j’avais mis des points de suspension à notre histoire et j’ai presque entendu sa voix me murmurer « Hey, Lily… », parce qu’il commençait toujours ses discours par ces mots-là, et que c’étaient peut-être ceux que je chérissais le plus.
Je savais que je devais être seule et que les pas sourds de Santiags que j’entendais n’étaient que chimères. Je savais que le parfum qui embaumait l’air n’était qu’une illusion de plus et que si mon cœur s’emballait ce n’était que parce que j’avais trop envie d’y croire.
Sauf que ça faisait des mois que j’attendais de sentir ces bras autour de ma taille et que le corps qui se serrait à présent contre moi ne pouvait pas être le fruit de mon imagination. Sauf que les cheveux noirs de jais qui se perdaient dans mon cou n’étaient pas un rêve et que je refusais de croire que tout ça n’était qu’un mensonge.
- Bill…
- C’est moi, Lily, oui, c’est bien moi.
- …
- …
Le silence a repris sa place de maître, parce que ni lui ni moi n’étions capables d’en dire plus. Ça faisait si longtemps qu’on n’avait plus été l’un contre l’autre, ça faisait si longtemps que le temps avait perdu son cours.
- Redonne-moi le tempo.
C’est lui qui l’a demandé, finalement. Je me suis détachée de lui doucement pour qu’il ne s’y méprenne pas. Cette fois, loin de moi l’envie de m’enfuir ou de me soustraire à ses bras.
- Une éternité est passée, tu le sais. Pardonne-moi. Je t’ai tellement espéré, Bill…
- … Tu m’as manqué.
- Tu m’as manqué, toi aussi.
- …
- Je sais que j’en suis la seule responsable.
- Non, non, ne dis pas ça. Ne dis pas ça, si tu savais comme je te suis reconnaissant d’avoir mis cette distance entre nous.
- …
- Il le fallait. Tu n’avais que trop raison. Tu me retenais, Lily, et seul, je ne pouvais rien faire pour toi.
- Bill…
- Quoi ?
- Tais-toi et embrasse-moi.
Il n’a rien répondu mais j’ai vu sa tête se pencher petit à petit vers la mienne. J’ai eu l’impression qu’il était tangible et qu’il allait m’échapper au moindre coup de vent. En un claquement de doigts la sentence est tombée, sur mes lèvres. Je l’ai enserré dans mes bras et j’ai eu peur de le sentir devenir brume entre mes doigts.
Et pourtant, j’ai ré-ouvert les yeux, après cette caresse légère, et il était toujours là.
- Tu m’avais posé une question, ce soir-là.
- Tu t’en souviens encore ?
- Bien sûr. Tu m’avais demandé ce que je pourrais bien faire si la vie me rattrapait là où je ne l’aurais jamais attendue…
- C’est vrai. Et… ?
- Et bien, j’ai ma réponse.
- …
- Parce que la vie m’a rattrapée, Bill. Tu m’as rattrapée. Vous m’avez rattrapée. Tokio Hotel et son génie m’a rattrapée.
- …
- Alors voilà… Merci, Bill. Merci à vous. C’est ça que j’avais besoin de faire… Vous dire merci. Merci de m’avoir fait comprendre ce que c’était d’être vivante.
- Que répondre à ça ?
- Rien, Bill. Ton silence est tellement beau qu’il me suffira bien pour cette fois.
Quand ses bras trouvent leur place sur mon corps, j’oublie que souffrir, c’est aussi ça, la vie. Les nuages noirs s’entassent de l’autre côté de la ville pendant que le soleil tape sur nos deux têtes, alors qu’il fait nuit. Je l’ai retrouvé et j’aimerais qu’il ne me lâche jamais. Trop de temps à embrasser pour se perdre encore, trop de mots à poser sur cette feuille de papier un peu trop blanche à mon goût, trop d’espoir à redécouvrir pour qu’on ose prendre encore des myriades de détours.
*
On a fêté Noël. Un peu avant l’heure, et finalement ça avait quelque chose d’extraordinaire, comme si on pouvait avancer le temps à notre guise, et on se sentait comme des parias, assis tous les cinq autour du sapin, à se regarder en coin pour se découvrir.
Il y avait Georg, Georg les mains tendues au monde et l’attendant gaiement, Georg et son sourire en coin qui brille sûrement encore même quand il n’y a plus de lumière. Georg, la basse. Ça donnait un son tout à fait différent et j’avais envie de rire.
Assis tranquillement sur un des canapés, Gustav s’amusait à rythmer la soirée entre ses doigts à coups de clap clap et de tap tap, c’était le tempo d’un soir de fête et les guirlandes s’y accordaient, illuminant les cadeaux. Gustav, la batterie.
Tom semblait heureux et rien qu’à le voir je me sentais bien moi aussi. Tom et sa joie communicative, celle des bons fous rires au coin du feu, quand la respiration se fait douloureuse de tant de soubresauts ventraux et d’éclats de voix partant dans tous les sens. Tom, la guitare.
Et puis Bill. Bill et ses yeux noisette chocolat, - dévore-moi puisque je t’aime -, la vie et la mort se font l’amour en quelques mesures quand cette équipe de cinglés accompagnent son chant. Bill, la voix.
Eux quatre ensemble, c’était pleurer les chutes du Niagara, déguster les meilleures glaces italiennes, c’était prendre le shinkansen pour parcourir le Japon et ses merveilles, s’envoler en airbus A380 jusqu’à l’infini et au delà, c’était descendre la Seine en bateau mouche et enfermer dans son poing le sable du Sahara.
Je faisais tout ça en même temps rien qu’en les observant et merci n’avait plus rien à voir avec ce que je ressentais vraiment. Il aurait fallu des dizaines de vies pour exprimer ma gratitude et en réalité cela n’avait pas sens, parce qu’ils n’attendaient aucun remerciement, eux.
Ils vivaient comme dans un autre monde et tout ce que je pouvais faire, c’était continuer de me lever chaque matin, comme je l’avais toujours fait. Tout ce que je pouvais faire c’était vivre, puisque c’est ce qu’ils m’avaient offert.
*