[T] Kein Zurück - I

Le temps est à l’orage. Je suis en route vers Magdebourg. Dans ma voiture, je ne risque rien, ou presque. Je conduis sans permis. Un coup d’œil à l’écran de mon téléphone pour savoir qu’il est quatre heures de l’après-midi, et je l’éteins. Les jumeaux ne vont pas tarder à se réveiller et je ne veux pas m’arrêter pour répondre à leur appel. Ils ne doivent rien tenter pour me retenir. De toute façon, je suis déjà loin.

Je ne me souviens pas d’avoir déjà été aussi sûr de moi. Peut-être que si j’y réfléchissais quelques secondes, je ferais demi-tour. Pourtant, j’ai la sensation qu’il ne s’agit pas d’un coup de tête. C’est juste… trop, peut-être.

Il y a des mois que frapper ma batterie sur scène ne me procure plus la même sensation. Des semaines que les olas des foules qui m’acclament ne me satisfont plus. Des heures que je ressasse tout ça. Plus de frénésie. Plus de trac. Alors à quoi bon continuer　?

La frontière germano-polonaise n’est plus très loin. Le concert à Varsovie ce soir n’aura pas lieu. Il n’y aura qu’une première partie, et puis Bill qui annoncera aux fans, dans son anglais si imparfait, qu’il y a eu un imprévu et que le concert est annulé. Reporté, peut-être. Un imprévu…j’appellerais plutôt ça une prise de conscience, et elle ressemble plus ou moins à "　qu’est-ce que je fous là　?　".

Ca roule bien, il n’y a personne. Même en m’arrêtant, j’arriverai sûrement à Magdebourg avant minuit. A cette heure-ci, les vieilles rumeurs à propos de ma séparation d’avec le groupe auront déjà refait surface, et sans rien ni personne pour les démentir, peut-être que les gens comprendront d’eux-mêmes. Si seulement cela pouvait être aussi simple… Ne rien expliquer, ne pas avoir à se justifier　. Malgré tout, je sais qu’il faudra que je parle, que je ne peux pas fuir indéfiniment, mais…

Je passe la douane. On ne me demande rien, ni papiers, ni permis. J’accélère. Je vais plus vite, bien plus vite que le Tour Bus. Je ne le prendrai plus jamais. Après la frontière, le paysage de mon pays natal me ragaillardit. C’est bête à dire, mais je me sens comme un fugitif réhabilité. C’est comme si j’avais le droit de faire tout ça. D’agir en traître et d’être lâche. Je suis chez moi.

Il est dix-sept heures. Ca doit être la panique dans le staff. Ils se sont forcément rendu compte que mes valises ont disparu, et ma boîte vocale doit être saturée. Je m’arrête sur le bas côté et ouvre le coffre de ma BMW. Je fouille un de mes sacs et en sors une demi-douzaine de CDs　; je ferme sac, coffre, portière. J’ouvre une boîte au hasard et glisse le disque dans le lecteur. Les baffles de la voiture explosent du son de Metallica, je ne m’entends même plus penser. C’est mieux comme ça. Je n’ai que l’horizon pour point de fuite　; sous les nuages gris, le ciel s’est déjà éteint.

***

L’autoroute laisse place aux petites rues désertes de Magdebourg. La lumière orangée des vieux lampadaires éclaire le pavé, jusqu’au portail noir devant lequel je m’arrête. Le café-théâtre de la ville. Et dire que c’est ici que tout a commencé… Je ne suis pas du genre sentimental, mais je ne peux réprimer une vague de souvenirs en voyant le bâtiment où nous avons si souvent joué. Je me souviens d’une petite salle boisée avec tout juste une dizaine de tables et de chaises, souvent vides. L’acoustique n’était pas terrible, mais nos musiques un peu bancales, nos frimousses enthousiastes et la voix cristalline de Bill suffisaient à ce public venu par hasard. D’après les rumeurs, les murs de la salle sont maintenant recouverts de nos quatre portraits de l’époque. C’est peut-être vrai, je n’en sais rien. Cela fait une éternité que je n’y suis pas retourné.

Quelques centaines de mètres plus bas, je me gare. J’aperçois de la lumière à travers les carreaux de la maison. Ce doit être Francesca qui regarde la télévision. A presque dix heures et demi, il y a longtemps que nos parents sont couchés, eux. Je frappe à la porte et attends, adossé au mur. A l’intérieur, on baisse le son et on glisse une clé dans la serrure. Une fraction de seconde, et la porte s’ouvre. Dans l’entrebâillement, je distingue à contre-jour la silhouette de ma sœur et son visage endormi. Elle, plisse les yeux un instant, se fige, puis les écarquille en reconnaissant mes traits. Francesca reste sans voix alors qu’elle me sert contre elle. Après quelques secondes, elle desserre son étreinte et me fait de nouveau face.

- Comment tu vas　? demande-t-elle, émue me semble-t-il.

- Ca va. Un peu fatigué.

- Qu’est-ce que tu fais là　?

- Est-ce que je peux t’expliquer demain? osé-je.

- Oui, bien sûr. Entre.